Bouquet de saison

Texte de Kathy MAGNY

Chaque avril depuis trois décennies me ramène en ce jardin.

On y accède par un facétieux raidillon où les fondrières gagnent sans cesse du terrain,

vous fâchant définitivement avec les chaussures de ville,

se jouant des mollets les plus athlétiques, les plus virils,

laissant le promeneur pantelant mais aussi fier finalement

que s'il eût gravi le Mont-Blanc.

 

Tout au long de la murette en tuffeau,

des saxifrages en éphélides farandolent jusqu'au portail

grinçant sur ses gonds lorsqu'on franchi son vantail.

Oh, pas méchamment, non : juste ce qu'il faut

pour saluer le visiteur et lui faire admirer

sa ferronnerie bleu lavande repeinte de frais.

 

Ici, point de pelouses interdites, de chiens à tenir en laisse,

d'allées strictement rectilignes, de haies au cordeau tracées :

bourse-à-pasteur, séneçon, pâquerette et vesce

s'épanouissent au mitan des mauvaises herbes.

Ici, point de coquettes jardinières ni de pompeuses gerbes.

Le vernis des bancs se craquelle de partout.

S'y prélassent des chats apatrides venus d'on ne sait où,

rêvant à d'hypothétiques festins lorsqu'au ras du nez

leur passe moineaux intrépides, frondeurs verdiers,

tourterelles affairées, fauvettes, merles en vadrouille.

 

La brouette du cantonnier, impassible, cicatrise sa rouille

sous la voûte protectrice d'un antique figuier,

flanquée d'une houe émoussée, d'un sécateur sans âge,

d'un taille-haie plus guère redouté des branchages.

 

En contrebas du puisard, une langue de gazon presque solennelle.

En son centre, un monticule de rocaille

semble faire la courte-échelle

à une stèle aux veinures vert pâle et corail.

Y sont gravés une quarantaine de patronymes,

pour moi illustres anonymes,

soldats de la Grande Guerre,

compagnons d'armes de mon Grand-Père.

 

Un Grand-Père que maintes fois à l'adolescence

j'accompagnai en ce lieu, guidant son pas mal assuré.

Sa main sur mon épaule fermement s'appuyait :

je me sentais alors un homme, dépositaire de sa confiance.

Nous laissions à même la pierre un bouquet de saison

cueilli en chemin : coquelicots, cardamines, jonquilles, c'était selon.

 

Et Grand-Père racontait, avec un luxe de détails

l'insoutenable, l'indescriptible, le carnage des batailles,

me rapportant mot pour mot les paroles échangées

par ses chers camarades, dans l'enfer des tranchées :

 

-           Eh, Marcel, tu crois qu'elle va encore durer longtemps cette foutue guerre ?

-           Penses-tu, l'Ernest : on y passera pas les Pâques dans cette mélasse !

-           Il serait temps qu'on touche des souliers neufs : les miens sont mauvais comme une langue de belle-mère.

-           A moi, ils m'ont r'filé une pointure en-dessous : j'ai les arpions plein de crevasses.

Marcel, 24 ans - Ernest, 46 ans - Albert, 53 ans - Léonard, 47 ans : morts pour la France.

 

-           Le rat, tu l'veux à point ou saignant, c'midi ?

-           C'est la photo de ma fille. Je l'ai encore jamais vue, alors j'ai posé une demande de perm. Elle va sur ses cinq mois.

-           Tiens l'coup, petit ! C'est pas encore ton heure de passer d'l'autre côté. Passe ton bras autour de mes épaules. J'vais t'ramener, moi. J'vais t'ramener, hein petit ?

-           J'ai … J'ai froid, mon capitaine. Tell'ment … froid …

Louis, 31 ans - Edmond, 27 ans - Norbert, 51 ans - Martial, 19 ans : morts pour la France.

 

-            Saloperies de poux !

-            Saloperie de boue !

-           Une boîte de singe pour huit ? Quel gueleton !

-           Nous, on a pas touché de pain depuis trois jours. Ça fait long…

Raymond, 42 ans - Baptiste, 27 ans - Marius, 22 ans - Fulbert, 26 ans : morts pour la France.

 

-           C'est l'époque où qu'mon vieux il tue l'cochon, au pays.

-           Ben nous, on est ici pour en zigouiller d'autres, de cochons : dis-y !

-           Le grand Benoît, cinq jours il est resté coincé dans sa tranchée, juste sous l'nez de l'ennemi. Ouais mon gars : cinq jours sans manger, rien qu'à boire son urine. Maboul il a viré !

-           Pour sûr ! D'ailleurs, quand on l'a retrouvé, paraît qu'il tremblait comme un voleur, le pauvre bougre, et il faisait rien que de déparler.

Régis, 21 ans - Marcellin, 42 ans - Constantin, 30 ans - Roger, 20 ans : morts pour la France.

 

-           J'crois que j'vais tourner d'l'œil …C'que j'ai mal ! Sainte-Marie Mère de Dieu !

-           Si on avait pu imaginer d'être rongés par la vermine…

-           Hé, l'ami, tu m'fais tirer sur ta bouffarde ? J'ai échangé mon paquet d'gris contre une boîte de sardines.

-           Des sardines ? T'as bien dit " sardines " ? Je sais même plus quel goût ça a. Mais j'crois m'rappeler qu'c'est fameux.

Léon, 21 ans - Maxime, 54 ans - Gaston, 36 ans - Joseph, 25 ans : morts pour la France.

 

-           Quand on s'ra rentrés chez nous, j'rachèterai le bois de la Daule : c'est la mère qui va plus s'en croire !

-           Moi, j'marierai Huguette et on s'installera dans l'ancienne minoterie.

-           Ces gaz, quel enfumoir !

-           T'as raison : vont nous griller comme des taupes, ces bandits !

Auguste, 35 ans - Jean, 19 ans - Fabrice, 30 ans - Clément, 38 ans : morts pour la France.

  

-           La nuit passée, c'brave aumônier a été abattu…

-           Encore un coup des francs-tireurs.

-           Quand l'crâne du sergent-chef a giclé sur ma capote, j'me suis pissé dessus.

-           Maman ! J'ai peur !

Barthélémy, 42 ans - Louis, 23 ans - Imbert, 43 ans - Jules, 20 ans : morts pour la France.

 

-           Merde ! J'ai plus mon bras ! Merde, les gars ! J'ai plus mon bras !

-           Tiens-bon, vieux, te laisses pas partir !

-            J'retournerai pas au feu ! Jamais ! J'y r'tournerai pas !

-           D'la chair à canon, voilà c'qu'on est en train de devenir !

Anthonin, 25 ans - Paul, 19 ans - Mathieu, 27 ans - Urbain, 55 ans : morts pour la France.

 

-           La douille que j'lui ai guillochée, ça y'a plu à ma femme : elle m'écrit qu'elle en a usage de vase et qu'c'est de bel effet.

-           Gaffe qu'elle finisse pas par fleurir ta tombe, c'te gueuse de douille, mon pauv' Dédé !

-           Le médecin-chef m'en a joué un air, c'matin : je r'trouvais pas ma musette de pansements.

-           Les musiciens du 147e, ils en joueront plus, d'airs : leur cave a été salement canardée. F'ront danser à la guinguette du Bon Dieu, dorénavant…

André, 25 ans - Firmin, 43 ans - Juste, 50 ans - Ferdinand, 33 ans : morts pour la France.

 

-           Même les asticots et les mouches sont mieux nourris qu'nous ! Sont pas toujours à attendre après la popote.

-           Ah ça, ils font pas l'détail pour la barbaque : ils regardent pas si c'est du teuton ou du patriote !

-           Pleure un bon coup, va. Faut pas avoir honte : c'est l'trop plein de ta misère qui dé-borde, mon garçon.

-           J'avais pas pleuré depuis qu'mon fils a dit " papa " pour la première fois. Ça m'semble remonter au temps des pharaons…

Achille, 30 ans - François, 19 ans - Antoine, 48 ans - Etienne, 24 ans : morts pour la France.

 

 

En refermant le vantail de ce Jardin de Mémoire,

immanquablement me viennent aux yeux

des larmes bouleversées, tièdes rigoles dérisoires

roulant de mes joues jusqu'à la terre de mes aïeux.

Cette terre nourrie du sang de milliers de braves types

qui ne demandaient qu'à vivre leurs heures bleues, leur pain noir,

surtout pas de périr, déchiquetés au casse-pipe.

 

Surtout pas de finir dans les livres d'Histoire.